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samedi 27 juillet 2013

Comprendre les coureurs d'ultrafond



Dans la tête des accros, des obsessionnels, des masochistes et des mordus d'euphorie qui choisissent de disputer des courses de 160 km.











Scott Jurek, dieu vivant de l'ultrafond, est tenaillé par une douleur lancinante. Cet assaut familier le prend après 50 kilomètres; le parcours en compte 160. Il a l'impression que l'on vient de faire pleuvoir des coups de bâton sur ses jambes, et ses souffrances ne feront qu'empirer pendant les 110 km restants. Et puis, tôt ou tard, il devra batailler avec un désolant trio: vomissements, haut-le-cœur et maux d'estomac provoqués par le stress (il sue, mange et boit sans s'arrêter de courir). Et encore: c'est là le scénario le plus optimiste.

Sa dernière course abrutissante a eu lieu sur une piste ovale d'1,6 km et a duré 24 heures. Il aura parcouru 266,6 km – l'équivalent de 6,5 marathons en une seule journée. Record d'Amérique. Lors d'une course dans les montagnes San Juan du Colorado, Jurek a couru les 160 km avec une entorse à la cheville, montant et descendant onze cols successifs (soit 20 kilomètres de dénivelé en plus). Il a tout de même réussi à remporter la victoire. Arrivé au tiers d'une course de 217 km organisée dans la vallée de la Mort, sous un soleil de plomb qui a fait roussir ses poils de nez, il s'est octroyé un moment de répit en grimpant dans une glacière –elle était grande comme un cercueil et remplie de glaçons. La raison? «J'avais l'impression que mes organes se liquéfiaient sur place», explique Jurek.

Pourquoi Jurek s'inflige-t-il tant d'inconfort? Est-il fou? Ou surhumain?


La course de fond a toujours attiré les accros, les personnalités obsessionnelles, les égoïstes irrécupérables, les personnes ayant vécu une enfance difficile, ou une combinaison de ces différents profils. Jurek parle de ces coureurs dans son ouvrage «Eat and Run: My Unlikely Journey to Ultramarathon Greatness»; il y relate également les hauts et les bas de sa propre éducation, dans le Minnesota. Lorsqu'il était petit, sa vie n'était qu'une longue suite de corvées. Sa mère était handicapée par une sclérose en plaques, et il décrit son père comme un homme particulièrement exigeant. Dès ses dix ans, Jurek devait empiler des rondins de bois des heures durant; il lui arrivait parfois de jouer avec ses amis, mais cela restait rare. A douze ans, il effectuait la majorité des tâches ménagères: lessive, cuisine, jardinage, entretien. Pendant ses années de collège, le stress de cette vie familiale a fait monter sa pression artérielle de manière significative, au point d'amener son pédiatre à lui prescrire un traitement immédiat. Il lui laissa le choix entre les médicaments ou une période de repos. Jurek opta pour la seconde option, et commença bientôt à courir sur les sentiers boisés situés derrière la demeure familiale.

La course peut devenir une addiction


Des travaux de recherche ont montré que les rats aiment courir à tel point qu'ils peuvent trotter jusqu'à en mourir d'épuisement. L'euphorie du coureur n'est pas une invention. L'exercice physique déclenche la libération d'endorphines et d'endocannabinoïdes, substances chimiques naturelles produites par le système de récompense du cerveau. La course, passe encore, mais qui peut bien aller jusqu'à développer une addiction à l'ultrafond?

On pourrait penser qu'un sport aussi insensé attire des sportifs à son image. J'ai toutefois récemment eu l'occasion de courir aux côtés de Jurek –à Laguna Niguel, en Californie– et rien ou presque ne m'a paru étrange dans son comportement. Nous avons couru un 5000 mètres sur une piste asphaltée; un autre jour, nous avons parcouru la même distance en longeant une plage, puis en traversant un quartier. A chaque fois, nous avons couru à une allure de cinq minutes par kilomètre, et cela semblait lui convenir. Grand et élancé, Jurek est un homme athlétique, ni plus, ni moins. Il mesure 1,90 m pour 75 kg; un poids au-dessus de la moyenne pour un coureur. Au marathon, son meilleur temps est de 2 h 38 min; rapide, mais pas assez pour sortir vainqueur de cette course de 42,195 km de long. Son pied gauche part vers l'extérieur quand il court. Il est plein d'entrain et particulièrement aimable. J'ai remarqué qu'il portait les mêmes chaussures que moi –toutes simples, achetées dans le commerce. Je n'ai remarqué qu'une petite excentricité: il observe un régime végétarien des plus stricts, et tente d'y convertir tous ceux qui l'entourent. Ce qui a poussé un interviewer à se poser la question suivante: «Comment fait-il pour courir si vite et si longtemps en ne carburant qu'aux légumes?»

Jurek affiche un savant mélange de confiance en soi et d'humilité. A l'écouter, l'ultrafond a fait de lui un meilleur être humain. «J'ai appris beaucoup de choses sur moi-même, et sur la façon dont j'aborde les situations difficiles, explique-t-il. Sur le papier, lorsque les gens pensent à cette discipline, ils sont interloqués: "Comment pouvez-vous infliger toutes ces choses à votre corps, à votre esprit?". Je pense que c'est parce que la course fait de moi quelqu'un de différent, qui voit la vie différemment.»

Sa perception de la douleur semble différente, elle aussi. Il a appris à dissimuler sa souffrance et à l'utiliser comme une motivation. Ce sont des morceaux de musique apaisants, conçus pour calmer la douleur, qui l'ont aidé à endurer les dernières heures de son record (24 heures de course). Pour lui, la souffrance est avant tout une évidence. Une étape vers laquelle il court, jour après jour. Pour Jurek, elle comporte des avantages: il la considère comme un outil lui permettant, dit-il, «de forcer les portes de mon fort intérieur».
Un psychisme à toute épreuve

Les chercheurs ont étudié les besoins nutritionnels et la résistance mentale des coureurs d'ultrafond; ils ont découvert qu'ils étaient doués d'un psychisme des plus robustes, équilibré par l'euphorie. A leurs yeux, l'euphorie l'emporte sur la douleur. Pour eux, la perspective d'une course de 160 ou de 240 km est électrisante; pour un athlète normal (comme moi), c'est une torture sans nom. Les mécanismes chimiques du cerveau pourraient bien permettre d'expliquer l'écart entre ma perception de la douleur et celle de Jurek. Charles A. Morgan, de la Yale Medical School, a étudié les soldats des Forces spéciales américaines au Resistance Training Laboratory de Fort Bragg. Il a alors découvert que la neuropeptide Y, molécule chargée de transmettre certains signaux dans le cerveau, avait des effets tranquillisants chez les soldats des Forces spéciales dans les moments de stress intense. Ces soldats produisent beaucoup plus de neuropeptide Y que ceux de l'armée régulière.

Ceci étant dit, le fait de courir pendant tant de temps et dans de si mauvaises conditions doit bien être mauvais pour la santé, non? Brian Krabak, médecin du sport à l'Université de Washington, a étudié les méthodes et les préparatifs des coureurs d'ultrafond. Ses recherches indiquent que ces courses (de 80, 160 ou 240 km) ne sont pas dangereuses pour les coureurs qui s'entraînent correctement. Médicalement parlant, la santé de leurs os, de leur cœur et de leurs muscles n'est pas en danger. Krabak explique que tout athlète souffre de diarrhées, de déshydratation et d'autres maux pendant une longue course. Les blessures sont relativement bénignes. Les coureurs peuvent se réhydrater relativement rapidement, et il suffit d'une semaine ou deux pour se remettre de la fatigue musculaire.

Le nombre d’amateurs d'ultrafond monte en flèche depuis cinq ans, et le nombre de compétiteurs a doublé. On estime que 70 000 personnes le pratiquent en Amérique du Nord. «Un choix déraisonnable pour beaucoup», affirme Krabak. Mais peut-on seulement pratiquer ce sport de manière raisonnable? Selon ce médecin, les coureurs d'ultrafond ne sont pas comme vous et moi. «La vérité, c'est que cette discipline est réservée aux personnes capables de se dépasser, sur tous les plans. Votre résistance physique et mentale est mise à rude épreuve à chaque instant».

La résistance mentale peut s'apprendre; les meilleurs entraîneurs savent la transmette à leurs athlètes. Mon entraîneur de course à pied, Ed Purpura, qui a mené à la victoire plusieurs équipes lycéennes de cross et de course dans le Maryland, a abordé le sujet du mental lors de mon premier programme d'entraînement: «Vous allez avoir l'impression que tout se passe bien, que tout est sous contrôle; et un beau jour, une séance d'entraînement va envoyer balader votre confiance en vous. C'est à ce moment précis qu'il faut être prêt à tout pour atteindre ses objectifs.» Purpura me dit toujours qu'il faut maîtriser ses doutes et ses peurs avant la course et l'entraînement, et qu'ensuite, l'expérience vient enrichir la confiance en soi. J'ai encore du mal à conserver ma confiance en moi lorsque je suis confronté à une situation difficile. Jurek, lui, maîtrise son mental.

La course de l’extrême


En vingt années de carrière en tant que coureur d'ultrafond, Jurek a remporté trente-cinq titres importants et a établi des records sur seize parcours différents. Il s'entraîne aujourd'hui pour la course d'ultrafond de Leadville: 160 km en haute altitude, dans les montagnes Rocheuses du Colorado. Départ en août prochain. Leadville –et Jurek– occupent une place importante dans «Born to Run», l'ouvrage qu'a consacré Christopher McDougall aux coureurs de l'extrême. La course de Leadville débute à 2800 mètres d'altitude pour s'achever à 3800. Les participants savent qu'ils risquent fort de composer avec des conditions météorologiques extrêmes: orages, grêle, neige… Plus de la moitié des concurrents renoncent avant d'atteindre la ligne d'arrivée. En 2004, Jurek a achevé la course en un peu plus de 18 heures; il a remporté la seconde place. Il vise désormais la victoire, et va concentrer l'ensemble de ses séances d'entraînement sur cet objectif lors des mois à venir. Il va parcourir entre 145 et 160 km par semaine, essentiellement en altitude. La plupart des séances auront lieu le week-end, sous la forme de deux courses consécutives de 50 km, une le samedi, une le dimanche. Pendant la majorité de sa carrière de coureur d'ultrafond, Jurek s'est entraîné et a couru l'essentiel de ses courses le week-end; il était kinésithérapeute la semaine pour subvenir à ses besoins. Il gagne désormais sa vie via ses sponsors et ses interventions publiques.

En s'entraînant pour la course de Leadville, Jurek va renouer avec sa sensation favorite: s'éloigner de la technologie et de «la folie du monde moderne». «Je peux puiser dans nos racines ancestrales, redevenir un simple être humain; me plonger dans l'environnement qui m'entoure», affirme-t-il. Et d'ajouter qu'il a hâte d'y être, car là-bas, il ne fera face qu'à deux difficultés: l'altitude et la distance à parcourir. «Lorsque tous ces éléments sont réunis, je réagis comme le faisaient les humains d'autrefois. Nous n'avons plus à surmonter ces épreuves, tout est si facile, si confortable, aujourd'hui.»

Retour à la case départ: le confort. Lorsqu'il dispute une course sur ces lointains parcours, la douleur qu'éprouve Jurek est peut-être aussi précieuse que l'euphorie à ses yeux; et c'est peut-être cela qui fait de lui un surhomme.

Article original:

http://www.slate.com/articles/health_and_science/superman/2013/05/ultramarathon_runner_scott_jurek_extreme_athletes_determination_pain_and.html

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